Mr Mercedes : première partie (Une Mercedes grise)

Mr Mercedes

ATTENTION : cet article fait partie de la rubrique « lisons ensemble ! » et contient des SPOILERS sur le livre présenté. Si vous n’avez pas lu ce livre, je vous conseille vivement de passer votre chemin. 

Pour en savoir plus sur cette rubrique, c’est ici. 

En premier lieu, je tiens à dire que j’ai pris soin d’éviter toute information, résumé ou avis à propos de ce livre. Je ne voulais pas savoir à quoi m’attendre. Je ne connais donc ni le genre, ni le sujet. Je commence ma lecture vierge de toute opinion préconçue et avec un horizon d’attente aussi vide qu’un sachet de m&m’s après une soirée entre amis.

Mr Mercedes : l’incipit

En ouvrant Mr Mercedes, j’avais une petite idée derrière la tête : je sais que Stephen King me fait toujours le même coup, à savoir m’entraîner avec lui  et créer une addiction sauvage en quelques lignes comme ça, l’air de rien. Alors cette fois-ci, j’ai volontairement fait très attention à la manière dont il s’y prend. En gros, ma ligne de lecture a été : qu’est-ce qui fait que ça marche aussi bien ?

Une installation rapide et nerveuse 

Comme toujours, Stephen King ne perd pas de temps. Une date est donnée en titre : nuit du 9 au 10 avril 2009, comme une manchette de fait divers dans un journal, puis il présente son personnage en quelques traits sans interrompre la narration. La situation est claire : des gens passent la nuit à faire la queue devant une foire aux métiers dans l’espoir de trouver un boulot. L’action se concentre autour d’un personnage.

Les personnages

Ils sont réduits à l’essentiel:

August Odenkirk dit Augie. Nouvellement sans emploi, il a été licencié des bureaux de la société des transports des Grands Lacs. Il est à découvert à la banque. Son âge n’est pas mentionné et il n’est pas décrit physiquement. On apprend qu’il est divorcé et qu’il n’a pas d’enfant lors d’une conversation.

Il se définit avant tout par ses actions. Nous comprenons qu’il est prévoyant (il a pensé à emporter un sac de couchage), cultivé (il a lu les Raisins de la colère), empathique (il vient en aide à une jeune mère en galère), malin (il prend le bus pour ne pas payer l’essence). C’est surtout un brave type. La première phrase du roman pourrait être une description métaphorique de ce personnage par le biais de sa voiture, une « Datsun 1997 qui roulait encore plutôt bien malgré les bornes qu’elle affichait au compteur ». Lui aussi est usé par sa situation, mais il pense et réagit encore bien : il reste altruiste et généreux en dépit de ses problèmes. Je pense que le choix de la marque Datsun doit être révélateur d’une certaine catégorie sociale, mais je ne connais pas assez les voitures ni le marché automobile américain pour pouvoir en déduire quelque chose. C’est fort dommage.

Janice Cray est la jeune mère célibataire d’un bébé nommé Patti qu’elle a été contrainte d’emmener avec elle. Elle est la personne qui se trouve devant Augie dans la file d’attente. Elle aussi vient de se faire renvoyer de son métier de femme de ménage car ses employeurs subissent les effets de la crise. Ses parents ne peuvent pas l’aider car ils habitent loin et ont aussi des problèmes financiers. Sa situation est très précaire : il ne lui reste plus que de quoi payer un mois de loyer. Sa description physique est assez sommaire : on sait qu’elle est jeune, assez jolie, qu’elle a les cheveux châtains et des cernes noirs sous les yeux. Elle est sensible, attentive au regard des autres (elle comprend la réaction de ceux qui sont choqués de la voir là avec un bébé), débrouillarde (elle utilise des couches réutilisables), sa situation est très difficile mais elle semble rester positive et courageuse.

Comme d’habitude, Stephen King présente des personnages simples et crédibles, auxquels il est facile de s’identifier et auxquels on s’attache très rapidement.

Les autres personnages constituent la foule presque anonyme des demandeurs d’emploi. Quelques-uns se distinguent toutefois :

– les deux jeunes hommes (dont l’un se nomme Keith Frias) qui les regardent quand Janice change le bébé,

– la voix qui crie de faire taire ce dernier,

– la voix qui demande d’appeler les services sociaux,

– Wayne Welland, un homme âgé qui demande si la voiture est bien une Mercedes,

– la femme qui crie « attention, attention, elle arrive ! »,

– la personne qui frappe Augie à la tête.

L’action est resserrée autour de deux personnages. Le reste constitue le décor, crée une ambiance de foule, de claustrophobie et de détresse sociale.

L’ambiance

Dès la deuxième phrase, le décor est planté :  » la nuit était froide et brumeuse ».  La brume, le brouillard sont omniprésents, effacent les contours, gomment toute perspective (encore une métaphore). Au passage, on remarque que la brume est souvent synonyme de menace dans l’univers de Stephen King. La lumière des lampadaires renforce cette impression de tristesse humide et glaciale.Le parking est désert, les voitures qui arrivent n’ont pas l’air neuves.

Les éléments du décor sont assez réduits. Là encore, ils constituent manifestement une métaphore de la situation des personnages : la banderole annonçant la foire aux métiers est flasque et apathique, les portes sont fermées, les rubans jaunes (mentionnés à plusieurs reprises) portent l’inscription « ne pas franchir », la zone délimitée par ces rubans est « labyrinthique », le chemin n’est pas droit mais composé de nombreux méandres, les personnages sont confinés dans le « minimum d’espace ».

Tout concourt à souligner la claustrophobie, l’univers qui se rétrécit autour d’un personnage dans une situation financière (et peut-être personnelle) difficile, voire désespérée. Devant lui, les portes se ferment une à une, il doit composer avec la difficulté et la complexité du contexte social. Son chemin ne sera que détours, attente et déceptions. Il est intéressant de voir que la brume finit par avaler ces personnes, comme si elles étaient condamnées à disparaître aux yeux d’une société qui les oublie.

Ce contexte social très noir est brossé en quelques traits : la crise, la pénurie d’emplois, des gens qui font la queue pendant des heures devant une foire aux métiers. On pense à une sorte d’antithèse des images que l’on voit parfois des personnes faisant la queue devant les grandes enseignes pour le black Friday ou quand Apple sort un nouveau smartphone. Stephen King nous présente en quelque sorte des consommateurs inversés qui font la queue non pour acheter mais pour se vendre.

Le temps

Le temps est rythmé par l’allongement de la fille d’attente. Environ 20 personnes se trouvent devant Augie quand il arrive. La foule atteint ensuite le premier méandre de ruban jaune, puis dépasse le premier virage. La file se perd enfin dans la brume épaisse. Augie estime la foule à 400 personnes vers 3h30. La foule dépasse la zone délimitée par les rubans et s’étend jusqu’au parking. A 5h00, après une vingtaine de méandres la queue disparaît dans le brouillard,

Il n’y a donc que deux mentions de temps précises: 3h30 et 5h00.  Il ne s’agit pas ici du temps des horloges mais du temps tel qu’il est ressenti par les personnages. La nuit s’allonge indéfiniment, comme la file d’attente.

Une narration maîtrisée

Raconter une histoire ne suffit pas. Stephen King adore tenir son lecteur en haleine et le pousser dans ses derniers retranchements.

Comment jouer avec nos nerfs

L’arrivée du jour devrait améliorer la situation des personnages et relâcher la tension, mais l’infâme écrivain se livre à un exercice de déstabilisation du lecteur très abouti. Il va alterner avec entrain les lueurs d’espoir et les mentions franchement inquiétantes. Ainsi, après une petite référence à Homère, l’aurore tant attendue par les personnages, est présentée comme « froide et pâle comme les joues d’un cadavre trépassé de la veille ». Cette description n’a vraiment rien de rassurant, c’est le moins qu’on puisse dire. Cependant, la détresse absolue de la nuit semble un peu reculer, les gens sortent de leur silence pesant  pour commencer à discuter. La foule rit même à la plaisanterie lancée par un jeune homme. On respire un peu.

Tu iras en Enfer pour ça Steve ! En Enfer !!!

Mais Stephen King balance alors un gros pavé dans la mare sous la forme d’une prolepse qui fait froid dans le dos : le jeune homme qui lance une plaisanterie « allait avoir le bras arraché quelques minutes plus tard ». A ce stade là, c’est fini. Vous êtes pris et bien pris. Comment lâcher le bouquin maintenant ? Il faut qu’on sache ! On se doute fortement que dans une telle foule, l’incident, quel qu’il soit, risque d’être un véritable carnage. On pense tout de suite à Augie, à Janice et au bébé et on commence à flipper.

Mais l’ambiance se détend à nouveau : Augie reprend confiance pour Janice, et fait même des projets dans lesquels il l’inclut (se faire passer pour un jeune couple avec un bébé auprès des employeurs en espérant les attendrir). Le lecteur reprend alors son souffle : les personnages auxquels il s’est déjà attaché vont s’en sortir. Ils ne seront pas concernés par l’incident. Tout va bien se passer. La scène se poursuit de façon banale : la foule augmente, les voitures défilent, une voiture se détache du lot : une Mercedes, incongrue dans cet environnement de pauvreté.

Et boum ! deuxième prolepse, encore plus flippante : l’homme âgé qui identifie la marque de la voiture  » vivait actuellement les derniers instants de sa vie terrestre ». La tension monte. Le mouvement des yeux du lecteur s’accélère sur les lignes, même s’il commence à être pessimiste sur la suite des événements.

Mais que va-t-il se passer ? Une voiture, une foule, ça sent le roussi. Il ne va quand même pas nous faire ça ! Pas la jeune femme ! Pas le bébé ! Oh Steve, déconne pas ! Nouvelle prolepse : « ceux qui étaient le plus près des portes -les vrais lève-tôt- n’avaient aucune chance ». Nous savons ce que cela signifie et notre cœur se serre.

Le pathos

La Mercedes personnifiée, présentée comme un monstre sans âme, se rue sur la foule. La narration s’emballe alors et nous assistons à une scène horrible de panique: les gens pris au piège qui se piétinent, les hurlements, le bruit du moteur. Rien ne nous est épargné.

Pour intensifie l’horreur, Stephen King joue à fond la carte du pathos.

Avec Augie, on voit Janice émerger du sac de couchage comme « une maman taupe aux cheveux sérieusement en bataille » (comme c’est déloyal cette comparaison avec un animal mignon ! comme c’est méchant de jouer sur la corde de la maternité !)

Augie, brave type jusqu’au bout, se jette héroïquement sur la mère et le bébé pour les protéger, mais l’aspect dérisoire de ce geste est sadiquement souligné, au cas ou on garderait espoir, « comme s’il pouvait décemment les protéger d’une demi-tonne d’ingénierie allemande ».

On partage son espoir sans illusion : « peut-être qu’il va tourner au dernier moment ».

On sent avec lui « la petite main de Janice agripper son avant-bras » et on remarque au passage la concision de la phrase qui renforce l’aspect fragile et touchant du personnage par l’utilisation de ce seul adjectif « petite »

Le bébé est évoqué, histoire qu’on n’oublie pas l’atrocité de la situation avec ce pseudo réconfort hypothétique qui consiste à « espérer que le bébé serait encore endormi »

 

Et on nous laisse comme ça.

 

Monstrueux. c’est monstrueux.

Par expérience,parce ce qu’on le connaît bien notre bourreau préféré, on sait ce qui va se passer. On sait qu’il va changer de personnages et de sujet au chapitre suivant, pour mieux nous torturer. On sait aussi qu’il y a peu de chance que les 3 personnages qu’ils nous a en quelques sorte forcé à aimer s’en soient tirés (merci les prolepses !) Mais on espère. C’est ça le pire n’est-ce pas ? L’espoir, le sale espoir de l’Antigone d’Anouilh.

En plus, comme je lis Mr Mercedes sur mon Cybook, je ne peux pas céder à la très légitime tentation de jeter un rapide regard sur les pages suivantes pour en avoir le cœur net (oui, je sais, je suis une horrible personne. Stephen King a souvent blâmé ce genre de mauvais lecteur dans ses postfaces, mais c’est de sa faute aussi ! Il n’a qu’à être un peu moins sadique !) Je suis donc condamnée à prendre mon mal en patience et à le suivre sagement tout en rongeant mon frein. Je ne peux que formuler des hypothèses pour me calmer en attendant de pouvoir lire la suite.

Hypothèses de lecture

Ces hypothèses n’engagent bien sûr que moi. Vous pouvez aussi me donner les vôtres mais pitié, ne spoilez pas la suite !

– Seul Augie a survécu et il va chercher le conducteur de la Mercedes pour le tuer.

– Augie a survécu et a épousé Janice gravement handicapée. Le bébé est mort et Augie va traquer le conducteur fou pour lui faire payer son acte.

– Cette scène est en fait la fin du roman et on va maintenant suivre le conducteur de la Mercedes et peu à peu découvrir les raisons de ce qu’il a fait.

– C’est Augie lui-même qui conduit la voiture. Il a remonté le temps pour empêcher ça mais quelque chose a foiré (comment ça c’est un peu tiré par les cheveux ?)

 

En tout cas, le premier chapitre de Mr Mercedes est redoutable. Il se lit vite, donne beaucoup d’informations sans ennuyer le lecteur, crée un lien fort entre celui-ci et les personnages. Le suspens est terrible, il est quasiment inhumain de résister à la tentation d’enchaîner immédiatement avec la suite (oui, je sais, moi j’ai réussi mais j’ai des nerfs d’acier !)

Je me dépêche donc de poursuivre ma lecture et vous donne rendez-vous dans mon prochain article !

Article suivant : Off. -Ret. chapitres 1 à 7

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Miss Tcharafi

Mi-femme, mi-cyborg, je jongle entre Hi-Tech, littérature et cosmétiques. J'ai un avis sur tout et je le partage volontiers, d'autant plus que j'ai toujours raison. Mon but ultime est d'être Terminator avec du gloss.

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